Chapitre 1
ROMANE
— Alors, mon amour, bientôt le grand jour ? susurra une voix à mon oreille.
J’ouvris un œil puis l’autre, flottant encore à la limite du sommeil. Je découvris tout près de moi des yeux noisette emplis de tendresse et un sourire des plus charmeurs. Adrian. Il était l’homme que j’avais choisi et, dans moins de quinze jours, je deviendrais officiellement sa femme devant nos familles et nos amis. Nous préparions l’événement depuis plus de six mois et, sereine, j’attendais ce jour avec impatience. Ce jour où, face à tous, je crierais oui. Ce jour où je prendrais son nom. Cependant, pour l’instant, pas le temps de rêvasser, le soleil était déjà haut dans le ciel et, d’ici peu, les premiers clients arriveraient.
Je me levai rapidement sous le regard amusé de mon amoureux et courus à la salle de bains. Après une courte douche, deux trois fringues piquées dans la penderie et enfilées à la hâte, un dernier bisou chaste sous les protestations de monsieur, je descendis l’escalier et ouvris la porte à la volée.
— Je t’aime ! cria-t‑il.
L’été se prolongeait, nous permettant de bénéficier d’un grand ciel bleu et d’une douce chaleur en cette fin de mois de septembre. Les vendanges étaient en cours, et le domaine fourmillait de travailleurs embauchés pour l’occasion. Je tenais la boutique attachée au vignoble. Chaque personne de passage pouvait s’y arrêter, visiter, déguster et acheter l’un des crus que nous produisions. La vallée de Napa bénéficiait tout au long de l’année d’une grande affluence touristique, et le domaine Johnson était connu de tous, vénéré par la communauté des professionnels et des consommateurs de vin de San Francisco.
Joseph Johnson et sa femme avaient su se distinguer grâce à leurs cabernets sauvignons, mais surtout grâce au gewurztraminer sec qu’ils réalisaient à partir de vignes trentenaires de l’Anderson Valley. La conception de ce vin était d’ailleurs l’un des secrets les mieux gardés de la région.
J’avais eu la chance de grandir ici. Ma mère avait travaillé toute sa vie cette terre et m’avait transmis son savoir, son amour des vignes et même un prénom en hommage au plus grand cru français. Après son décès, alors que je n’avais que dix-sept ans, le père Joseph – comme tous avaient l’habitude de le nommer – m’avait pris sous son aile et formée à chaque poste du vignoble. De la cueillette à la gestion, en passant par la vinification et l’œnologie.
Je connaissais à présent chaque partie du processus sur le bout des doigts. Malheureusement, il nous avait quittés l’hiver dernier, et j’avais eu la surprise de me retrouver bénéficiaire de la moitié du domaine. J’étais donc, à vingt‑trois ans, propriétaire d’un domaine viticole, et la plus jeune de toute la région. J’avais hérité par la même occasion des lourdes responsabilités en découlant.
Les débuts avaient été compliqués, voire laborieux. Sans l’aide de mon équipe et de celle d’Adrian, je ne suis pas certaine que j’aurais pu réussir. Joseph était un passionné, mais un mauvais gestionnaire. Il m’avait alors fallu trouver des solutions durables afin de faire de nouveau prospérer l’exploitation et combler les caisses vides. Nous avions changé d’organisation, modernisant certaines de nos tâches ; Adrian avait eu la bonne idée de nous inscrire sur un circuit touristique. J’avais donc pris la décision d’ouvrir le domaine aux visiteurs trois jours par semaine, de louer une partie des bâtiments inoccupés aux entreprises et de créer des chambres d’hôtes dans l’ancien corps de ferme. Les travaux de réhabilitation avaient été longs et fastidieux. Par chance, la banque nous avait suivis sans problème.
Adrian avait été d’un soutien sans faille tout au long du processus. Quand tout avait été en place, il m’avait demandé de l’épouser, un jour de Saint‑Valentin. J’avais répondu oui sans l’ombre d’une hésitation. Il était d’une force tranquille, un roc sur lequel je pouvais m’appuyer en toutes circonstances, mais il était avant tout digne de confiance.
Notre rencontre n’avait pas été un coup de foudre comme je pouvais le lire dans certains des romans que j’affectionnais. Il avait plutôt été comme un vin doux qu’on prend le temps d’apprécier et qui, petit à petit, vous fait tourner la tête jusqu’à ce qu’il vous enivre. Oui, il était mon vin doux. Il avait su m’apprivoiser, panser les blessures du passé avec attention et patience. J’avais connu la passion entêtante, cet ouragan émotionnel qui déchaîne tous les sens, mais je savais à présent qu’il était comparable à un alcool fort. La seule chose qu’il vous laissait était un mal-être que rien ne soulageait, et de profonds regrets. Jamais plus, m’étais-je promis.
Je chassai ces sombres pensées et levai le rideau de fer. La boutique avait été rénovée l’année précédente. Nous avions conservé les pierres et les poutres anciennes afin de ne pas perdre le charme d’antan, mais ajouté de grandes baies vitrées occupant tout un pan de mur. La salle donnait sur une vaste terrasse en bois, et chaque client pouvait désormais profiter du panorama en dégustant une de nos spécialités.
Je ne me lassais pas de cette vision enchanteresse. Les vignes s’étendaient à perte de vue et, au loin, on pouvait distinguer le mont Saint Helena sur lequel le soleil se couchait chaque soir. Quand le carillon résonna dans mon dos, je me détournai à contrecœur et commençai à accueillir les premiers clients.
La journée avait été longue, je n’avais pas eu le temps de manger et j’étais exténuée. Mes pieds étaient douloureux d’avoir piétiné, et la courte nuit que m’avait fait passer mon homme n’arrangeait pas mon état. Mais comment dire non à ce corps parfait, ce sourire canaille et ces mains qui me faisaient chavirer ? Pas le moment de penser à ce genre de chose ! Je commençais à fermer ma caisse quand j’entendis la porte grincer et une tornade nommée Melody débarquer.
— Romane ! Tu ne réponds jamais à ton téléphone ? me demanda-t‑elle, les mains sur les hanches.
— Je travaille, répondis-je. Je n’ai pas arrêté, mais laisse-moi une minute, et nous pourrons partir.
Deux fois par semaine, nous nous retrouvions pour une soirée filles. Melody, que je connaissais depuis l’enfance, était ma meilleure amie. Elle occupait un poste d’assistante dans le cabinet médical de la ville, ce qui lui permettait de profiter d’un travail non loin de chez elle et d’un médecin qui la ramenait à son domicile de temps en temps. Ah ce cher Josh ! Quand le vieux Reynolds avait pris sa retraite, beaucoup de personnes avaient eu peur que le cabinet ne ferme, comme cela arrivait dans bon nombre de petites villes. Mais le beau Josh Harmer avait débarqué pour lutter contre les microbes et autres infections. Seulement, il n’avait pas prévu la recrudescence soudaine de femmes malades dans la région. Il fallait dire aussi que ses boucles brunes et ses yeux verts avaient charmé en peu de temps toute la population féminine. Ou bien était‑ce la moto, qui faisait toujours un sacré effet sur les hormones ? Quoi qu’il en soit, la nouvelle avait rapidement fait le tour de la ville.
Même cette vieille chouette de Mme Davies s’était découvert des rhumatismes qui l’obligeaient à venir se faire examiner une fois par semaine, alors qu’elle se vantait depuis toujours d’avoir une santé de cheval. Le Dr Harmer était devenu, en moins de temps qu’il n’avait fallu pour le dire, le meilleur parti de cette ville. Chaque femme tentait vainement de s’approprier le statut très convoité de Mme Harmer, ou de l’obtenir pour une fille, une nièce, une cousine éloignée. En bon gentleman qu’il était, Josh déclinait chacune des propositions avec courtoisie.
Cependant, je restais persuadée que certaine petite blonde pétillante obtenait ses faveurs. Malheureusement pour moi, elle ne voulait rien lâcher et préférait garder le silence. Ce qui m’étonnait. Melody avait une vision totalement pessimiste de l’amour et ne cherchait pas de relation sérieuse. Si vous aviez eu la grande Malone comme mère, vous auriez fait une croix sur les contes de fées ! Elle n’était pas malheureuse pour autant. Elle profitait simplement de la vie et de ses plaisirs comme bon lui semblait ; elle ne désirait pas plus. Pourtant, ces secrets qu’elle gardait pour elle concernant ce cher docteur me faisaient douter de ses motivations. Elle qui avait tendance à étaler chaque conquête sur la table à peine sa petite culotte remise, pourquoi se dérobait‑elle dès qu’il était question de lui ?
Je mis mes interrogations de côté, me promettant d’y revenir d’ici peu. Après avoir éteint l’ensemble des lumières et fermé la boutique, je suivis Melody jusqu’au parking, où sa voiture était stationnée. Nous prîmes la direction du Joey’s, le bar typiquement local qui nous accueillait depuis notre adolescence et, quelques minutes plus tard, nous nous garions.
Nous sortîmes du véhicule, bras dessus, bras dessous, ravies de pouvoir passer du temps ensemble. Riant d’un énième patient désespéré du cabinet, nous poussâmes la porte de l’établissement. Il était encore tôt, pourtant la totalité des tabourets du comptoir était déjà occupée par l’équipe de jour des pompiers, qui discutaient bruyamment.
Essayant d’être discrète, je me faufilai entre les tables et trouvai une banquette libre, au fond, sur laquelle nous nous installâmes face à face.
— Alors ce mariage, plus que quelques jours ?
— Oui, j’ai hâte d’être sa femme !
— Si tu le dis.
— Arrête un peu, tu es dans l’obligation de me soutenir, c’est marqué dans la Charte des demoiselles d’honneur, rétorquai-je avec humour.
— Oui, enfin, quand je vois que Perine en fait partie, laisse-moi douter de cette chartre ! Il n’y avait aucune clause contre les pestes peroxydées dedans ?
— Non, et je te signale que tu es blonde aussi.
— Mais une vraie ! s’exclama-t‑elle, faussement outrée.
— Et ce n’est pas une peste. Elle ne t’a pas piqué Simon puisque tu ne sortais pas avec lui, et puis vous aviez douze ans ! Passe à autre chose. De plus, c’est une bonne amie d’Adrian.
— Rien que pour cette raison, je me poserais des questions sur lui.
La serveuse arriva, interrompant cette discussion à propos de Perine Grant que nous ressassions depuis des années. Je n’avais jamais été très proche d’elle. Pourtant, nous avions effectué notre scolarité dans les mêmes établissements, mais jamais eu les mêmes centres d’intérêt. En dépit du fait qu’elle tournait un peu trop autour d’Adrian à mon goût, quand celui-ci m’avait demandé cette faveur pour son amie de longue date, je n’avais pu refuser. Et puis, comme ça, elle sera aux premières loges pour voir qui de nous deux il épouse ! me moquai-je intérieurement.
Le vieux Joey avait dû préparer nos boissons dès qu’il nous avait aperçues, puisque la serveuse déposa sans un mot un mojito framboise devant moi et un kir cerise devant Melody, avant de repartir. Je me tournai alors vers le bar et le remerciai d’un signe de tête.
— Tu ne te demandes jamais quelles auraient été nos vies, si nous étions parties de ce bled ? m’interrogea soudain Melody, songeuse.
— Non, je ne me suis jamais vue faire autre chose, et même lors de mes deux mois en France l’année dernière pour ce stage d’œnologie, je n’avais qu’une hâte, rentrer chez moi. Pourquoi ? Tu y penses, toi ?
— Oui. Pas que je veuille me tirer, mais j’y pense parfois.
— Tu sais, j’aurais pu partir, si je l’avais voulu. Quand Adrian a obtenu son poste, on lui a proposé d’intégrer une filiale qui souhaitait s’agrandir à Chicago. J’aurais pu revendre mes parts du domaine sans problème, les acheteurs ne manquent pas. Pourtant, je n’aurais pas pu.
— Qu’est‑ce qui te retient ?
— Je ne sais pas vraiment.
— Tu en es sûre ?
— Oh arrête un peu, ça n’a rien à voir, je vais me marier. De l’eau a coulé sous les ponts depuis.
— Ouais. Enfin, il t’aurait fallu son accord pour vendre, non ?
— Non, je me suis renseignée. Nos parts sont dissociables, il n’aurait même pas de droit de regard sur la vente.
— Je me demande bien pourquoi il n’a pas vendu, alors.
— Je ne sais pas et ça ne m’intéresse pas. On peut changer de sujet maintenant ? dis-je avec humeur.
La soirée était agréable, mais je préférai ne pas m’attarder étant donné les tâches qui m’attendaient le lendemain. Melody me déposa peu après 23 heures à l’entrée du vignoble. Il ne me restait qu’une centaine de mètres à faire, et j’avais toujours aimé marcher. La nuit était douce et claire, je pouvais entendre les feuilles des vignes bruisser sous la brise venant de la vallée, les grillons chanter, et la terre s’effriter sous mes pas. La pleine lune éclairait chaque dénivelé de la chaîne montagneuse qui nous surplombait, au loin. J’étais toujours aussi émerveillée par la beauté des paysages qui m’entouraient.
Soudain, j’entendis comme un craquement. Je pivotai brusquement, scrutant l’obscurité. L’approche de la cérémonie me rendait anxieuse, mais voilà que ça virait en psychose. Ça doit être un animal ! Pourtant, lorsqu’un frisson me parcourut sous la petite brise, je replaçai une mèche rebelle derrière mon oreille et accélérai le pas.
Quelques minutes plus tard, je passai la porte. Tout était silencieux. J’ôtai enfin pour mon plus grand bonheur mes chaussures et montai l’escalier à pas de loup. Je n’avais pas emménagé dans la maison de maître après le décès de Joseph, trop de souvenirs y étaient rattachés. J’étais restée dans celle qu’il m’avait laissée à la mort de ma mère.
Elle se composait, au rez-de-chaussée, d’une grande pièce à vivre lumineuse qui englobait salon, salle à manger et cuisine ; à l’étage, de trois chambres avec salle de bains attenante, dont une que j’avais transformée en bureau.
Je longeai le couloir sans faire de bruit, mon regard s’attardant quelques secondes sur la porte de cette pièce que je ne déverrouillais jamais, avant de m’arrêter sur le seuil de ma chambre ouverte. Je m’approchai et observai l’homme qui était mien pour mon plus grand plaisir, mais surtout à moitié nu. Il avait, comme je l’aimais, laissé les volets ouverts. La lune faisait scintiller chaque parcelle de sa peau que le drap ne dissimulait pas. Son avant‑bras puissant, qu’il avait remonté au-dessus de la tête, son torse ferme et musclé, et cette ligne sombre allant de son nombril à la bordure de son boxer, comme une invitation implicite. Je me déshabillai lentement et, quand je me glissai sous le drap, il enroula naturellement son corps autour du mien. Je m’endormis rapidement, apaisée et enveloppée de son odeur musquée.
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